De l’aveu même de Jean-Claude Biver, le président de la division horlogère de LVMH, Tag Heuer a été dépassée par le succès de la Carrera Connected. Pourquoi le spécialiste du chronographe s’est lancé sur le marché de la montre connectée ? Qui achète la Carrera Connected ? Les montres connectées concurrencent-elles vraiment les montres traditionnelles ?
Guy Sémon est l’un des rares à pouvoir répondre à ces questions. Le directeur général de Tag Heuer n’est pas un horloger de formation : officier de l’aéronavale, docteur en mathématiques spécialiste de la mécanique des fluides, il a longtemps travaillé… sur le guidage des missiles. Un parcours atypique qui l’a mené à la R&D de la filiale de LVMH, puis à sa direction.
Un parcours qui a aussi forgé un caractère bien trempé, qui rappelle celui de la « légende » Biver par sa truculence et sa finesse. Autant dire que nous n’avons pas manqué l’occasion de le rencontrer pour un entretien sans langue de bois à la Baselworld 2016.
Six mois après le lancement de la Carrera Connected, la production est toujours le facteur limitant ?
Bien malin qui peut faire des prévisions exactes ! Nous sommes partis du principe que le pire qui pouvait nous arriver, c’était de ne rien vendre. Nous avions prévu un premier lot de 15 000 unités, un chiffre qui peut vous sembler ridicule par rapport à ce que vous avez l’habitude de voir dans l’électronique, mais qui est conséquent pour l’industrie horlogère. Et puis la Carrera Connected a bien marché, et cette quantité s’est avérée insuffisante.
Dans un premier temps, comme nous ne savions pas comment la Carrera Connected allait se vendre, nous n’avons pas pris le risque de construire une usine. Nous nous sommes donc tournés vers un sous-traitant d’Intel, Flextronics, qui a fabriqué les cartes mères des 15 000 montres. D’autres composants proviennent d’Asie, et l’assemblage est effectué en Chine.
Compte tenu du succès de la Carrera Connected, les choses sont maintenant différentes. Le prochain lot est en train d’être fabriqué en Suisse, et nous préparons une nouvelle ligne de production chez Tag Heuer, qui devrait commencer à tourner à partir du mois d’août. Nous sommes bien partis pour fabriquer des quantités très substantielles, nous avons une certaine confiance dans ce marché.
Et donc au fil de l’année, vous allez pouvoir rattraper la demande ?
Pas en totalité, mais en grande partie.
Qui sont les premiers clients de la Carrera Connected ? Des clients historiques de Tag Heuer, de nouveaux venus ?
L’horlogerie suisse est un marché de niche de 28 millions d’unités annuelles, avec une faible croissance. Il n’est pas inintéressant, mais pour croître plus vite que la moyenne du marché, il faut nécessairement piquer des clients aux concurrents. La montre connectée nous offre une possibilité d’aller chercher des clients en dehors du monde de l’horlogerie.
Avec le recul d’une quinzaine de milliers de clients, je peux vous dire que nous vendons majoritairement à des gens qui ne sont pas des clients de l’horlogerie traditionnelle. Ce n’est pas évident non plus, mais la moitié de nos clients utilisent des appareils Apple.
Il n’y perdent pas au change ?
Pour profiter de toutes les fonctions de la Carrera Connected, il vaut mieux avoir un téléphone Android. Mais 80 % des gens n’utilisent rien d’autre que les notifications pour les SMS, les e-mails, les appels téléphoniques. Il n’y en a pas tant que ça qui utilisent Google Fit, ou je ne sais quelles autres applications. Donc un iPhone suffit.
On a aussi tendance à voir le marché de la montre connectée comme un marché jeune, mais ce n’est pas forcément le cas pour Tag Heuer.
Nous vendons plutôt à des 28-45 ans. C’est un public de « techno-geeks », des gens avec une éducation supérieure, une situation professionnelle… Des gens qui peuvent craquer pour une belle paire de skis, ou un beau canapé, ou le nouveau téléviseur à écran incurvé, ou une montre trendy. Ce ne sont pas forcément des gens qui étaient dans l’univers Tag Heuer jusque-là.
La demande est la même sur des marchés peut-être plus technophiles que le marché européen, comme les États-Unis ?
Aux États-Unis, nous avons lancé la Carrera Connected dans seulement 60 points de vente sur 800. Avec le nouveau lot qui arrive, nous allons ouvrir la distribution, notamment en Europe continentale. Si j’avais eu cinq fois plus de montres à vendre, je pense très honnêtement que je les aurais vendues. Mais c’est facile de faire le malin après coup…
C’est une bonne surprise…
…ce n’est pas vraiment une surprise pour moi. J’ai toujours été de ceux qui sont plutôt optimistes face à ce marché émergent, peut-être parce que je viens de l’univers de la technologie. Le progrès avance, comme une vague, et il n’y a rien pour le freiner. Si vous êtes surfeur, vous surfez sur la vague ; si vous êtes ingénieur, vous construisez une usine marémotrice. Dans tous les cas, vous exploitez la vague. Il y a deux ans et demi, nous avons vu arriver une grande vague californienne, et je peux vous dire que le lac de Neuchâtel va finir salé.
Vous venez du monde de la technologie, mais votre réseau de distributeurs est solidement ancré dans le monde de l’horlogerie. Comment abordent-ils un produit comme la Carrera Connected ?
Ça leur demande un véritable effort. C’est une nouvelle façon d’aborder le produit, ce sont des explications différentes. Nous avons mis en place des programmes de formation assez élaborés qui, pour le moment, ont l’air de plutôt bien fonctionner. Il faut dire que la prise en main de la montre est assez simple, l’appairage Bluetooth n’est pas d’une grande complexité, même pour quelqu’un qui n’est pas geek.
Si c’est un effort, c’est aussi parce que contrairement à d’autres, vous avez préféré concevoir un produit électronique en forme de montre plutôt que d’ajouter de l’électronique à une montre. C’était une évidence ?
Il faut se poser la question : « c’est quoi, une montre connectée ? » Si on dit que la Carrera Connected est une montre, c’est parce qu’on la porte au poignet. Mais à l’intérieur, il y a un ordinateur.
Vous n’achetez pas une montre parce que vous avez besoin de l’heure, vous achetez une montre parce que vous la trouvez belle, parce qu’elle marque un statut, parce qu’elle vient avec une histoire… Vous achetez un ordinateur parce que vous êtes gamer, parce que vous avez besoin d’un traitement de texte, parce que vous voulez surfer sur internet. D’un côté, on a des gens qui vendent des produits sur la base d’une émotion ; de l’autre, on a des gens qui achètent des produits sur la base de leur utilité.
Nous pensons que le plus important dans une montre, c’est ce qui se voit. Nous attaquons par l’esthétique de la boîte, et dedans, nous mettons le top de la technologie.
Dedans, il y a une puce Intel. Ce sont les Américains qui viennent chercher le prestige de l’horlogerie suisse pour rehausser la stature de leurs produits connectés, ou c’est Tag Heuer qui vient chercher les compétences de la Silicon Valley pour les mêler à la tradition suisse ?
Si nous avons choisi Intel, c’est pour la qualité de ses produits. Aucun acteur du monde de l’horlogerie ne maîtrise l’électronique comme eux, donc nous nous devions d’aller chercher leurs compétences. Mais nous apprenons vite à leurs côtés, et nous allons reprendre la fabrication en interne à partir du mois d’août.
L’autre partenaire, pour le logiciel cette fois, c’est Google. Google est déconnectée des utilisateurs de son système d’exploitation, puisque ce sont ses partenaires qui commercialisent les produits sous Android Wear. Est-ce que vous pouvez faire remonter les demandes de vos clients, est-ce que vous avez la possibilité d’influer sur le développement d’Android Wear ?
Intel et Google sont deux partenaires très différents. Intel est un sous-traitant : ils fabriquent du matériel selon des spécifications que nous partageons avec eux. Google est un donneur de licence : nous devons soumettre un device proposal, dans lequel nos spécifications matérielles doivent correspondre à leurs spécifications logicielles, pour obtenir une licence. N’importe qui ne peut pas décider d’utiliser Android Wear, c’est la grande différence avec Android.
Mais l’intérêt de Google, c’est d’avoir la communauté la plus large. Ils nous amènent des choses que nous ne savons pas faire, et nous leur amenons des choses qu’ils ne savent pas faire, nous sommes complémentaires.
Vous avez annoncé il y a quelques jours que vous rééditeriez prochainement l’Autavia, vous venez d’annoncer une nouvelle Monza… et à l’autre bout de la gamme, il y a la Carrera Connected. Comment faites-vous dialoguer la tradition horlogère et l’impératif d’innovation ?
Vous le faites avec le design. Si vous regardez une montre connectée Tag Heuer, vous remarquerez que c’est une Carrera. Elle emprunte son design à la Heuer 01, notre nouvelle génération de chronographe, design que l’on retrouve sur la Heuer 02, notre nouveau tourbillon. Elle est dans la famille, ce n’est pas une pièce rapportée.
Nous sommes fiers de notre histoire, nous avons la chance d’être une ancienne marque. Certains fans de la marque ne sont pas intéressés par la Carrera Connected — ils veulent de la Carrera Replica de 1963, de la Monaco Replica de 1969, de l’Autavia Replica de 1962, et puis de la Monza Replica de 1966. Et donc nous le faisons, parce que nous sommes fiers de tout.
Nous ne faisons pas de montres connectées en disant que les montres mécaniques, c’est fini. Vous verrez qu’encore cette année, nous annoncerons des choses révolutionnaires dans le domaine de la mécanique, au même titre que la connectée.
Ce lien entre la tradition horlogère et l’innovation électronique, c’est aussi la possibilité d’échanger sa montre connectée contre une montre mécanique. Pouvez-vous nous en dire plus sur les modalités de ce programme de trade-in ?
C’est une idée toute simple : nous sommes horlogers, nous ne vendons pas des produits qu’on met à la poubelle. Mais lorsqu’on met un ordinateur dans une montre, on introduit un facteur d’obsolescence. Nous ne savons pas encore bien l’évaluer : trois ans, quatre ans, cinq ans ? Mais ça va arriver. Et le jour où ça arrivera, le client pourra aller en magasin échanger sa montre connectée comme une montre mécanique.
Cette montre a la même forme que la Carrera Connected, et renferme un calibre Swiss made trois aiguilles [NdR : un Calibre 5]. Elle lui coûtera 1 500 dollars, sachant qu’il a déjà payé 1 500 dollars pour sa montre connectée. S’il avait acheté une montre similaire chez Tag Heuer, elle lui aurait coûté 2 800 dollars. Il y a donc un surcoût de 200 dollars, mais dans le même temps, le client a eu une montre connectée.
Nous estimons que nous ne l’aurons pas volé : à lui de voir, ce n’est qu’une option, mais nous tenions à la proposer. Chacun décidera, nous ne savons pas combien de clients le feront. Peut-être 10 %, peut-être plus, nous ne savons pas.
Ainsi, le client d’une montre connectée « reviendra », ou « viendra », vers la montre mécanique traditionnelle. Depuis le début de cette édition 2016 de Baselworld, on parle beaucoup de la concurrence que font les montres connectées aux montres mécaniques, notamment dans le segment entre 200 et 1 500 CHF. Est-ce que les montres connectées peuvent grignoter des parts de marchés aux montres mécaniques ?
Évidemment. Ceux qui n’ont pas vu ça sont fous.
Mais il y a des dirigeants qui nous disent et nous répètent que les difficultés qu’a connues l’industrie suisse l’an passé sont uniquement dues au contexte géopolitique et au cours du franc…
Mais comment le savent-ils ?
C’est aussi la question qu’on leur pose !
Comment ils peuvent dire ça ? Je pense l’inverse, parce que je viens de la technologie. J’ai appris à ne pas avoir de certitudes dans ce domaine. J’ai grandi avec Compaq, avec Sun Microsystems, avec Silicon Graphics… Plus aucun n'existe. Ceux qui ont douté du PC dans les années 1980 ne sont plus là aujourd’hui.
La réalité c’est que demain, tous les objets seront connectés. Peut-être que je suis trop optimiste, et que les montres connectées ne connaîtront pas le succès que je leur prédis, mais je préfère être dans le train. Ceux qui n’ont pas pris le train il y a deux ans, et qui soudainement voudront monter dedans… le prix du ticket ne sera plus le même !
Nous sommes une industrie très conservatrice : nous utilisons encore le balancier spiral que Christian Huygens a inventé en 1675 ! C’est pour cette raison que certains voient le progrès d’un mauvais œil. Je ne dis pas que le progrès est positif ou négatif, je dis seulement qu’il faut composer avec. Le jour se lève, vous pouvez fermer les volets, il n’empêche qu’il fait jour.
Puisque l’on parle de progrès, et du futur : quel est le futur de la montre connectée chez Tag Heuer ? De nouveaux matériaux, de nouvelles déclinaisons, de nouveaux modèles, de nouvelles fonctions ?
Vous le verrez bientôt, et vous vous direz : « c’est tellement évident, c’est tellement simple ». Nous ferons un pas de plus pour amener du propos horloger dans l’univers de la montre connectée.
Nous ne sommes pas Apple, nous respectons Apple. Nous ne sommes pas LG, nous respectons LG. Nous faisons des métiers différents, et chacun doit faire son métier. Leur métier, c’est de faire des objets électroniques. Notre métier, c’est de faire des montres. À nous de défendre l’horlogerie, d’exploiter les technologies avec une interprétation esthétique et ergonomique suisse.
C’est le défi qui nous fait face, et nous sommes prêts à le relever.