Yakushima, ses fleurs rares et ses cèdres millénaires, ses macaques japonais et ses cerfs Sika, ses sentiers de randonnée et son climat subtropical humide. Sa retraite pour journalistes hyperconnectés, aussi, organisée par Apple et Hermès en fin d’année dernière. « Une expérience immersive de pleine conscience », selon Vogue. « Un voyage de noces » entre les deux sociétés, selon Le Figaro. Un voyage de presse révélateur, surtout.
L’objet de ce voyage ? L’Apple Watch Hermès Series 4, fruit d’une collaboration de trois ans, bien sûr. Une collaboration placée sous le signe de la création : Apple était dûment représentée par son designer en chef, Jony Ive, et Hermès par son directeur artistique général, Pierre-Alexis Dumas. « Les mêmes valeurs nous réunissent, dit le Français au Figaro, le souci extrême du détail et du soin en toute chose, la recherche sincère de l’excellence, sans compromis… Et notre finalité : être utile, en beauté. »
À mi-chemin entre la France et la Californie, les deux hommes étaient accompagnés par Antoine Lutz, directeur de recherche à l’Inserm à Lyon et spécialiste des « psychothérapies basées sur la méditation dite de la "pleine conscience" ». L’Apple Watch, dit Jony Ive, est « une incitation à s’engager vers une vie plus saine, active et équilibrée. » Le « partenaire santé ultime » disait le communiqué de septembre dernier, le partenaire « santé numérique » ultime ajoute ce voyage.
Apple n’est pas coutumière de cet exercice, une « idée […] complètement farfelue », dit Ive. Si elle invite régulièrement des journalistes à des conférences de presse ou des événements spécifiques, elle organise rarement des déplacements ex nihilo. Les voyages de presse ne sont pas rares dans la presse technologiste, mais moins communs que dans la presse sportive ou automobile, et pas aussi indispensables que pour les magazines de mode ou de « style de vie »1.
C’est un drôle d’exercice d’équilibriste. Le journaliste est rarement critique, mais ne peut être tout à fait complaisant, l’organisateur doit séduire, mais surtout pas endormir. Sans parler des procès d’intention en graissage de pattes, il doit s’assurer que le journaliste va couvrir son annonce… et non le voyage en lui-même ! Apple n’a pas su échapper à cet écueil, comme le montre ce passage lunaire chez Grazia :
Dans les avions, je regarde des films. Avengers : Infinity Wars, qui retrace la fin du monde. The Post (Pentagon Papers), de Steven Spielberg, qui raconte la naissance véritable d’un grand quotidien américain et, par écho, évoque la mort ordinaire de la presse en 2018. Je lis un texte de Simon Liberati sur le mage anglais Aleister Crowley. Je redécouvre un livre tout aussi magique de David Toop que j’avais aimé à sa parution en 1995 et qui vient de ressortir. Ocean of Sound est le plus beau livre que vous lirez jamais sur la musique. En faisant des ponts entre les genres et des liens entre tout ce qu’il écoute, Toop écrivait un volume prémonitoire qui annonçait la façon d’écouter la musique en 2018. Rien de mieux que cet étrange jet-lag pour replonger dans ce texte qui dérive entre les mondes, les époques et les continents.
Mais qu’importe : le message semble être passé. Au rythme des séances de méditation et des randonnées forestières, Apple a parlé de « pleine conscience » physique et numérique, de déconnexion maîtrisée, et bien sûr des fonctions uniques à l’Apple Watch. Par un paradoxe assumé, Ive présente la montre comme un appareil pour se libérer des autres appareils :
Il s’agit d’utiliser les outils que nous possédons d’une manière saine, de voir le verre de la connexion à moitié plein. Toute innovation a des conséquences — certaines sont bonnes, d’autres ne le sont pas vraiment. Apple existe et innove depuis longtemps. Nous savons que nous avons une responsabilité, celle d’affronter ces conséquences, mais formuler la bonne réponse prend du temps.
Aussi sincère soit-elle, cette démarche peut produire les effets contraires, et l’Apple Watch enfermer autant qu’elle libère. Sa promotion, au moment où les ventes d’iPhone plafonnent, est une autre manière de renforcer l’écosystème au-dessus des produits individuels. Ce voyage promeut une expérience et pas seulement un appareil, Apple multiplie les accessoires pour mieux vendre l’indispensable iPhone.
Contactés par mail, Apple et Hermès n’étaient pas immédiatement disponibles pour un commentaire.
- Les titres invités par Apple et Hermès appartiennent précisément à cette dernière catégorie. ↩︎